22 septembre 2010

Le doudou de Lanto



« D’abord raboteux et étranger. Il a beau le tripoter, les mailles restent neuves, raides et sans odeur. Blanches. Ce n’est pas lui. Froncement de sourcils. Il faut tout recommencer.

Il lui faut du temps pour l’apprivoiser. Blotti dans un coin de son berceau, il commence par saisir délicatement la petite boule formée par la couture d’angle. Il la roule patiemment entre les doigts. Ses yeux se ferment. Instinctivement, il porte à sa bouche le carré de tissu. D’abord par le coin, puis petit à petit, les sucs imprègnent l’intégralité du carré de coton, estampillant au cœur des fibres une signature personnelle qui deviendra indélébile. Inlassablement, chaque irrégularité est investie. La pulpe du doigt se loge avec plaisir dans les petites alvéoles. On n’entend plus qu’un bruit de succion et le tracé des doigts potelés qui suivent le quadrillage irrégulier des fils. Bientôt, l’enfant s’endort et le doudou d’étoffe se soulève doucement à l’endroit de son cœur.

D’abord raboteux et étranger. Maintenant rêche et doux. Docile. Mais plus tout à fait blanc. Doudou dans un lange de coton. Il lui ressemble enfin. Rêver que Maman ne le lave pas celui-là. »

Linus et son doudou, extrait de Charlie Brown, de la série des Peanuts, par Charles Schulz

Tout le monde connaît le mot « doudou » apparu au XXe siècle par redoublement de l’adjectif doux, pourtant bien des dictionnaires « sérieux » l’ignorent encore. Le Petit Larousse le définit ainsi : objet fétiche (auquel sont attribués des propriétés magiques, bénéfiques), généralement morceau de tissu, dont les petits enfants ne se séparent pas et avec lequel ils dorment. Lanto le dit autrement plus joliment.

▲Claire à deux ans, sa totoche, et les doudous Jacqueline et Radis

Le doudou, objet transitionnel

Le doudou est le premier objet matériel possédé en propre par le bébé. Dans les pays occidentaux, environ la moitié des enfants en possède un. Il apparaît entre quatre mois et un an, et disparaît généralement avant six ans. Ce peut être un morceau de tissu, une petite couverture [le terme anglais est : security blanket ou blankie], une peluche, une musique… Il arrive quand la mère, reprise par ses occupations, commence à s’éloigner un peu de son bébé. Le doudou aide le bébé à rétablir une certaine continuité menacée par cette séparation, il donne à l’enfant une image rassurante pour remplacer la mère absente, il le réconforte. Situé entre le bébé et sa mère, ni intérieur ni extérieur, il ne fait pas partie de son propre corps mais le bébé ne le reconnaît pas encore comme appartenant à son environnement : on parle alors d’objet transitionnel.

▲Donald Woods Winnicott

C’est le pédiatre, psychiatre et psychanalyste anglais, Donald W. Winnicott qui le premier a élaboré ce concept. Le doudou objet transitionnel est donc un objet privilégié, que l'enfant choisit, qui permet son cheminement du subjectif vers l'objectif. Plus tard, il l’abandonnera, mais cet espace transitionnel ainsi conquis lui donnera accès au jeu ; plus tard encore, quand il sera adulte, il l’ouvrira aux activités culturelles. Winnicott considère que l'objet transitionnel appartient au domaine de l'illusion, « champ intermédiaire d'expérience, dont il [l’enfant] n'a à justifier l'existence ni à la réalité intérieure, ni à la réalité extérieure ». Ce champ intermédiaire va se poursuivre tout au long de la vie, avec ses expressions dans l'art, l'imagination et la créativité.

Les peluches d’Annette Messager

Annette Messager, artiste contemporaine, trouve une sensualité particulière dans la peluche, qui évoque la symbolique enfantine. Elle l’emploie dans ses installations pour mettre en avant son rapport particulier à l’enfance, comme si elle flottait elle aussi entre deux mondes, celui de l’âge adulte et celui de l’enfance. Certaines de ses installations sont constituées de fragments de peluches, collections d’yeux, de museaux, assemblés en un grand coeur ou une croix.

Les Restes, par Annette Messager, 1998

Caoutchouc-Croix, par Annette Messager, 2002-2003

La peluche, objet transitionnel, offre cet espace de liberté, dans lequel l’enfant exerce son pouvoir et son désir. Pour Annette Messager, l’enfant accepte sa part animale, et quand Annette Messager artiste, s’empare de cet univers enfantin et qu’elle le modifie, elle veut suggérer une forme de brutalité, elle évoque cet espace et le transgresse, comme si cette part d’enfance échappait aux années, à la culture, à la civilisation et qu’elle la reconnaissait en tant que femme et artiste.

Doudous d’ados

Peut-être faut-il voir dans le prodigieux succès des peluches aujourd’hui – qui n’en possède pas, accrochée à son sac, ses clés, son téléphone ? – une manifestation du phénomène des adulescents [kidults en anglais], mot-valise lancé par les publicitaires, repris par les psychanalystes, qui qualifie le prolongement en entre-deux de l’adolescence malgré l’entrée dans l’âge adulte, vingt-cinq pour les uns, trente-cinq pour les autres, et même au-delà.
C’est dans cet esprit et ce contexte que j’ai conçu en atelier créatif avec des collégiens ces « Doudous d’ados », à partir de vieilles chaussettes mises au rebut. Pas mal, non, comme résultat, pour des filles et des garçons qui n’avaient jamais tenu une aiguille ?

▲Doudous d'ados

C’est avec ce magnifique texte de Lanto, tendre et sensuel, que je termine cette parenthèse d’été, qui nous a fait franchir des frontières bien au-delà de la mode enfantine. J’espère que ces textes produits en atelier d’écriture par mes camarades de classe « écrivains publics » sur le thème du vêtement et de l’enfance vous ont plu. Je tiens ici à les remercier de leur confiance bienveillante et à leur souhaiter à tous succès et prospérité dans leur nouvelle vie professionnelle.

15 septembre 2010

Le manteau de ma grand-mère, par Sabine

« C’est un manteau vert. Vert bouteille, vert tesson. J’aime me lover dedans comme un chat, m’emmitoufler dans sa douceur, me noyer dans sa chaleur…
C’est le manteau de ma grand-mère.
Il faisait très chaud, ce matin-là au 19 de la rue Daubenton. On était dans l’un de ces mois de juillet des années 70. J’avais un peu plus de 10 ans…L’appartement de mon grand-père était calme ; il était situé au quatrième étage. Toujours je me posais cette question : mais comment cela se pouvait-il, autant de calme, dans Paris même ?
Un mystère.
L’appartement était en désordre et peu soigné. La baignoire sabot de la minuscule salle de bain me fascinait, tandis que les recoins sombres de l’encore plus minuscule cuisine me répugnaient.
Ma grand-mère était morte peu avant ma naissance. Mon grand-père était un homme grognon et taciturne.
Ce matin là, donc, mes parents emmenèrent mon grand-père faire des courses au marché de la rue Mouffetard. Mon grand-père me donna des petits personnages en bois et me dit :
« Tu peux jouer dans la grande chambre et prendre ce que tu veux »
Je ne lui fis pas dire deux fois !
Je pénétrai dans la grande chambre-musée, toute ensoleillée, qui sentait le renfermé. Les immenses fenêtres baignaient la pièce dans une lumière assez insolente, vu l’oubli dans lequel semblait avoir sombré cette pièce.
La poussière n’en était que plus apparente sur les multiples bibelots désuets posés un peu partout…
Sûrement la chambre des filles ; il y avait une autre chambre, une espèce de sanctuaire où l’on n’osait pas entrer. Et l’autre chambre portait encore plus de traces féminines : petites poupées folkloriques, coffrets à bijoux… Celle-ci était plus vide.
Je n’ai pas touché au jeu en bois. J’ai fouillé partout avec la sensation de partir en voyage. Excitée comme une puce. On m’avait autorisé un interdit. Quel plaisir !
Je parcourais les étagères avec des livres soigneusement disposés. J’ouvrais les tiroirs de la banale commode « années 30 »… Mais je trouvais plutôt des vieilleries, inutiles…Que l’on aurait dit hors du temps, figées et fragiles. Passées.
Partout des vêtements, comme des ombres. Ou des objets cassés. Pourtant, tout cela devait bien avoir eu une importance pour quelqu'un.
J’ouvris une armoire. Au milieu d’un amas de tissus sombres, une prairie verte, duveteuse, suspendue à un cintre… Je tirai dessus. Un immense manteau féminin. Quatre fois plus grand que moi.
Curieuse la matière, épaisse ; peut-être de la laine bouillie ? J’avais déjà vu cette expression dans des livres d’après-guerre, que je dévorais alors… Une matière rugueuse et douce, rustique mais onctueuse. Et surtout ce vert, comme une émeraude, un vert de jade, parsemé de milliers de fils plus clairs aux reflets chatoyants d’or, tantôt jaune paille, tantôt vert amande. Un océan vert scintillant au soleil parisien.
C’était fascinant. Jamais je n’avais vu un tissu pareil.
Il était en parfait état, doublé de noir satin. Je l’essayai devant un miroir opaque; il me tombait aux pieds. Une couverture sur une petite fille. J’étais déçue.
Je l’examinais et le caressais. Il était très cintré à la taille, avec un tombé de corolle. Un immense col et des épaulettes cachées sous la doublure...
Les manches aussi étaient très évasées, en forme d’immenses manchettes découpées et relevées. Un manteau de princesse, sûrement.
Soudainement, je me rappelai qu’il ressemblait aux manteaux que portaient les femmes sur les vieilles photos en noir et blanc, accrochées partout aux murs. Je ne les connaissais pas. Leurs manteaux étaient toujours soigneusement agrafés. Elles portaient un chapeau et des gants noirs. Des tailleurs et des escarpins vernis…
Je trouvais leurs tenues gracieuses et très élégantes.
C’était donc un manteau des années 40 ou 50 ?
Sûrement, quand je serais grande, je serais très élégante avec un manteau pareil ; je ressemblerais à ces gravures de mode que j’avais vues dans des vieux magazines, aux images des bouquinistes du bord de Seine. « Parfums de Paris », « Matin de Paris », « Soir de Lancôme… »
Je décidai de l’emmener, dans une impulsion fébrile.
Je n’ai pas dit à mes parents, ni à mon grand-père, que j’avais emporté un manteau de Paris dans les valises, avec quelques autres babioles. Comment avais-je fait ? Je ne sais pas. Je l’avais caché certainement sous des pulls.
J’étais fière de mon butin. C’était un trésor inavouable, un rêve de petite fille, un secret. Comme un secret de famille transcendé en rêve d’avenir. Mon manteau émeraude.
Je l’ai caché dans un coffre à jouets fabriqué par mon père. J’avais prévu de dire que j'avais stocké ce tissu pour fabriquer des peluches.
Quand j’ai quitté la maison de granit, j’ai pris des livres, une casserole, un disque de Bach, mon carton à dessin et le manteau. Et c’est tout.
Et puis, je l’ai oublié. J’ai tout oublié.
J’ai même dépensé tout mon premier salaire à Nantes, pour un manteau en toile de caban noire, avec des brandebourgs, car paraît-il, il avait appartenu à un officier de marine.
J’aime les manteaux. Les manteaux, c’est comme une armure.
Et puis, un jour de l’année 1983, chez une vielle tante à la lisière de la vie, j’ai trouvé une photo de ma grand-mère, avec son manteau. Un choc. Grande et blonde aux yeux bleus, avec un port de tête altier. Peut-être, était-ce le manteau qui lui donnait cette fière allure. La corolle affinait ses fines chevilles. Le grand col mettait en valeur un visage ovale dur, pâle et fatigué. Elle ne souriait pas. Résignée et fière dans un manteau de princesse. Pas d’émeraude sur la photo en noir et blanc. Mais un éclat très dur dans les yeux.
Le manteau, je l’avais oublié.
Et, il y a cinq années, je l’ai retrouvé. Un hasard, un rangement. Mais quelle émotion. Tout est revenu…. Une fulgurance… Une joie…
Je l’ai essayé, et je me suis trouvée gracieuse et élégante. J’avais grandi.
Et pas un trou des mites, ces ravageuses. Elles devaient savoir.
Je décidai de l’emmener au pressing. Je claironnais : « C’est le manteau de ma grand-mère, il a 50 ans ! »
Puis, j’ai retiré les épaulettes, décidément plus d’actualité.
Je l’ai emmené chez la mercière ; pour acheter des boutons de nacre et lui donner un petit air baroque. « C’est le manteau de ma grand-mère, il a 50 ans ! » Fière ! J’ai même appelé mes amies pour leur dire ! Leur dire que c’est le passé qui nous façonne.
C’est alors que j’ai réalisé que ce manteau avait été fabriqué sur mesure. D’après les mensurations de ma grand-mère, de son corps mince et élégant.
On ne fait plus de manteau comme ça aujourd’hui.
Il n’a pas de prix, il est mon trésor. Il fait partie de mes biens les plus précieux.
Et les gens, ne s’y trompent pas quand je le porte.

Ce manteau a maintenant soixante ans. On dirait que je viens de l’acheter.
J’ai su depuis, que mes grands-parents avaient planté un arbre, dans la cour intérieure du 19 rue Daubenton. Il ombrage les fenêtres de ses habitants d’un beau vert sombre. Il a aussi soixante ans. »


La laine, une fibre naturelle complexe, impossible à recontituer en laboratoire

La laine est une fibre d’origine animale provenant du mouton, mais on étend l’appellation à des tissus issus du poils d’autres animaux [Lire : Le petit pull jaune de Nadia]. On compte dans le monde plus de mille espèces de moutons, la laine la plus recherchée est celle du mérinos. La toison est de qualité inégale selon la partie du corps de l’animal, la meilleure, dite traditionnellement mère-laine est celle du dessus du dos, du cou et de l’épaule.

Le poil est produit par le bulbe pileux du mouton, il est enduit d’un revêtement protecteur graisseux, la cholestérine, sécrétée par les glandes sébacées ; par ailleurs les glandes sudoripares sécrètent sueur et graisse qui forment le suint. La fibre de laine peut absorber la moitié de sa masse d’eau, qu’elle retient et laisse évaporer lentement, elle prend bien la teinture. Mauvaise conductrice de chaleur (sa structure renferme beaucoup d’air), elle a donc un fort pouvoir isolant, au froid et au chaud.

▲Échantillon de laine bouillie et nuancier sur le blog Laine bouillie

La tonte se fait annuellement (à la main, mécanique ou par épilation indolore). Puis on trie la laine selon sa qualité (longueur, finesse, élasticité, teneur en suint, couleur, épaisseur…). On procède ensuite au dessuintage par lavage, à l’épaillage (on se débarrasse des débris), à l’ensimage (sorte de lubrification huileuse pour l’assouplir). Enfin, comme pour les autres fibres, viennent le filage et le tissage – ou le tricotage. Les fibres de laine longues et fines composeront la laine peignée, au toucher souple et sec ; les fibres grossières et irrégulières donneront la laine cardée, plus douce et moelleuse, qu’on peut gratter ou feutrer : sous l’action de la pression, de la chaleur et de l’humidité, les fibres s’emmêlent pour donner une laine feutrée, qu’on appelle parfois laine bouillie. C’est aussi le principe du loden, auquel on garde un peu de son suint pour le rendre imperméable.

La laine habille les humains depuis plus de vingt siècles

▲La femme retrouvée dans la tombe mortuaire familiale de Borum Eshøj date de 1 350 av. J.C.,
elle porte une blouse coupée dans une pièce rectangulaire, tissée dans une laine de mouton brun.
Musée national de Copenhague

Le tissage apparaît au Néolithique (environ 9000 à 3300 ans avant J.C.) dans les zones tempérées européennes, d’abord à partir de matières végétales, sans doute sur le modèle de la vannerie. La fibre de laine (de lin aussi) habille les hommes dès la Protohistoire. On sait, par les découvertes archéologiques en Europe septentrionale, que la laine de mouton d’une espèce primitive, sans mélange avec d’autres fibres ou poils d’animaux, est employée dès l'âge du bronze. Des vêtements complets retrouvés dans des sépultures danoises montrent que ces vêtements furent tissés sur métier, taillés et assemblés. Les tissus primitifs sont de très petite dimension, des pièces ou bandes étroites sont cousues ensemble pour constituer le vêtement. Les pièces s’agrandissent au fur et à mesure du progrès des métiers à tisser.

▲Deux drapiers examinent une pièce de drap, Moralia in Job, initiale Q du livre 27
XIIe siècle, Abbaye Notre-Dame de Cîteaux
© Institut de recherche et d'histoire des textes – CNRS sur Ministère de la Culture, enluminures

L'histoire de la laine est marquée par le développement du drap, l'un de ses principaux dérivés. Le drap est un tissu de laine retravaillé : après tissage, le foulage qui nécessite une main d’œuvre importante resserre les fibres, les tasse, leur donne un bel aspect velouté, l’uniformise et l'imperméabilise. L'essor de la draperie européenne commence au Xe siècle. Dans la deuxième partie du XIIe siècle, avec la croissance de la population, elle devient la deuxième activité économique après l’agriculture. Elle se développe principalement dans les villes. Ainsi la Flandre, quelques régions françaises comme la Picardie (Cambrai, Amiens, Beauvais), la Champagne, la Normandie (Rouen, Caen), le Languedoc, ont une spécialité drapière diffusée dans toute l’Europe via les grandes foires, comme celles de Champagne.

▲Le commerce de la laine en Angleterre :
les marchands du continent, peut-être des Flandres, achètent leur laine en Angleterre.
À noter : les moutons à l’arrière-plan, les gestes des marchands qui se tapent la main pour conclure l’achat,
ou sortent l’argent de leurs bourses.
source : Musée de la Banque nationale de Belgique

On raconte que Catherine de Lancastre, fille de Jean de Gand, petite-fille d’Edouard III d’Angleterre, qui épouse en 1393 Henri III de Castille, apporte dans sa dot un troupeau de moutons qui contribue à la prospérité de l’industrie drapière de Ségovie, en Espagne. L’Angleterre – qui est le premier partenaire commercial de la Flandre, et l’Espagne sont rivales dans la production de laine – plus tard, l’Angleterre exportera son savoir-faire et ses moutons vers ses colonies d’Australie, aujourd’hui première productrice mondiale de laine.

Le drap de laine du Moyen Âge, ou la naissance du capitalisme textile et de la mode

▲Jean Arnolfini et sa femme, par Jan van Eyck, 1435
Madame Arnolfini porte une belle robe de drap garnie de létice
(une fourrure blanche moins chère que l’hermine),
aux grandes manches pertuisées (fendues à la verticale à la saignée du coude),
ornée de petites déchirures encoquillées ;
une ceinture haute souligne le ventre proéminent, comme le veut la mode de l’époque,
qu’on obtient en plaçant sous la taille des petits sacs rembourrés.
National Gallery, Londres sur Wikimedia Commons

La production d'un drap de laine implique de nombreuses opérations mécaniques, manuelles et chimiques. Cardage et filage sont souvent des activités rurales, plutôt féminines, qui fournissent un complément de revenu aux paysans. Le tissage est effectué en ville, les opérations très polluantes sont rejetées loin du centre-ville, près des cours d’eau.

Suffrage des Saints, Livre d'Heures d'Etienne Chevalier,
Sainte Marguerite et Olibrius dit aussi Marguerite gardant les moutons,
par Jean Fouquet, XVe siècle, Musée du Louvre
sur Agence photographique de la réunion des musées nationaux RMN / ph. Thierry Le Mage

Après la tonte, on bat la laine sur des claies pour éliminer les impuretés, on la plonge ensuite dans des bains chauds à trois quarts d’eau un quart d’urine pour la dessuinter, elle perd alors sa couleur rougeâtre pour devenir blanche. Puis la laine est cardée et peignée à l’aide de petites planches de bois dotées de poignées et de dents, les cardes, dans le but de faciliter le filage à la quenouille, à laquelle est suspendu le fuseau alourdi d’un poids, le peson, qui tend la laine. Le fil ainsi tiré de la filasse, mis en mèche, roulée en fil par torsion est embobiné.

▲à g. : Cardeuse, fileuse, tisserande, enluminure
sur le site Citadelle du Rey, Ordre Equestre du Saint Sépulcre
à dr. : Les Vêtements en laine, Codex Vindobonensis, séries nova 2644,
Tacuinum sanitatis (Tableau de santé), 1370-1400,
Bibliothèque nationale autrichienne, Vienne
sur Agence photographique de la réunion des musées nationaux RMN / ph. Stefano Dulevant

Le tissage du drap, qui est une activité plutôt masculine, commence par la longue opération de l’ourdissage, on dévide les bobines de fil, on enroule et on tend les fils de chaîne sur le métier à tisser. On entrecroise perpendiculairement grâce à la navette les fils de trame aux fils de chaîne selon l’armure toile , la plus ancienne et la plus simple des armures, le tissu ainsi obtenu n’a ni envers ni endroit. On obtient un drap de laine grossier, rèche et irrégulier, utilisé en couverture ordinaire pour les chevaux ou les gens pauvres.

Puis le drap de laine est lavé plusieurs fois, feutré, gratté (grâce à un outil garni de chardon naturel) pour l’assouplir, supprimer les nœuds, rasé, c’est le travail des lisseurs et pareurs. Il est foulé au pied dans des cuves contenant un mélange d’eau alcaline additionnée de terre à foulon ou argile smectique, pour faire disparaître l’huile et le suint, pour que la teinture morde mieux, rendre le tissu duveteux et masquer l’armure. C’est le travail des foulons, des ouvriers mal payés, aux conditions de travail épouvantables. Enfin les teinturiers plongent le drap dans différents bains pour le teindre, leur sort n'est pas plus enviable. Parce qu’ils transforment la matière par cuisson ou macération dans des bains pestilentiels, parce qu’ils utilisent des ingrédients impurs comme l’urine ou la bouse de vache, parce que par la couleur ils procèdent à une transformation mensongère du tissu, les teinturiers, appelés « ongles bleus », sont mal vus, parfois considérés comme des sorciers.

Séance du 1er juin 1523 du Bureau de la corporation des lainiers à Venise. En bas : fabrication de la laine,
par Bordone, Benedetto (1460-1539), enlumineur, partie de Statuts et registres des marchands de laine de Venise, Manuscrits occidentaux, BnF

G. de Poerck, philologue belge des années 1930, auteur d’un ouvrage de référence sur la draperie médiévale, a pu recenser plus de trente intervenants différents dans la fabrication d'un drap. Tous sont contrôlés par le drapier. Le drapier n’est pas un artisan mais un marchand, à chaque étape, il fait travailler les ouvriers à la pièce, maîtrise la production dans son entier et réalise chaque fois au passage un profit.

▲à g. : Epitare (Epicharis) filant un écheveau de laine, Des dames de renom, Boccace, 1361-1362,
manuscrit français 599, folio 79v, BnF
à dr. : Arachné filant la laine avec un rouet, Vie des femmes célèbres,
Antoine du Four, enluminure de Jean Pichore, vers 1505,
Musée Dobrée Nantes

Au XIIIe siècle, le développement du rouet de bois avec roue et pédale permet un essor considérable dans la production du fil de laine. Le drap de laine résiste à l’extraordinaire diffusion de la soie (on vend deux tiers de laine contre un tiers de soierie, d’après François Boucher, Histoire du costume, p. 214) ; au contraire de la soie façonnée, le drap de laine est de couleur unie ou drap plain, très appréciée car « pure » (Lire : La veste de velours rouge de Sylvie]. Pour rendre plus luxueux les costumes en drap de laine, on les brode, on y applique des motifs d’objets, de plantes ou d’animaux en décor, choisis pour emblèmes personnels.

Parallèlement, les croisades ont favorisé l’expansion des échanges internationaux qui contribuent à l’émergence d’une bourgeoisie riche, aux débuts d’un capitalisme nouveau, sources de luxe vestimentaire et constitution de corps de métiers spécialisés, dont les marchands drapiers [Lire sur les dossiers pédagogiques BnF : L'artisanat textile flamand : bans échevinaux]. Les historiens situent à cette époque la naissance de la mode, telle que nous l’entendons aujourd’hui : du latin modus (manière, mesure) le mot désigne dès 1393 manière puis façon (le fashion anglais).

La guerre de Cent Ans, dans les années 1300, va mettre fin à cette prospérité des drapiers français. Les manufactures de drap connaîtront un nouvel essor dans les années 1660, grâce à Colbert, ministre de Louis XIV, lui-même fils d’un marchand drapier, qui va développer le commerce colonial et l'industrie textile.

▲à g. : Madame Philibert Rivière (détail),
par Jean Auguste Dominique Ingres, 1805 sur Wikipedia
Madame Rivière porte un châle de cachemire
à dr. : Tailleurs en tweed de laine gansé (détails), Coco Chanel, vers 1962,
The Metropolitan Museum of Art, New York

La laine est une fibre chaude, moelleuse, incomparable, qui ne cessera de séduire à toutes les époques, comme en témoignent le précieux châle de cachemire tout au long du XIXe et le mythique tailleur de tweed gansé de Coco Chanel… pour ne citer que ces deux exemples.

J’espère, chère Sabine, que tu lis cet article sur ton beau « mac » tout neuf, dans la fraîcheur de fin d’été de ton jardin, pelotonnée avec tes chats dans le manteau vert de ta grand-mère, et que je t’aurai appris quelques petites choses sans t’avoir trop ennuyée.

3 septembre 2010

La robe à pois de Sandra



"Je ne me souviens pas de cette petite robe d'été, à bretelles, blanche à pois rouges. D'ailleurs, les pois étaient-ils vraiment rouges ? Je l'ai toujours pensé, mais je ne sais pas pourquoi. Peut-être que, finalement, je m'en souviens un peu. Cette petite robe, je la porte sur cette photo de moi, enfant (je devais avoir 4 ou 5 ans), accrochée au mur du salon de mes grands-parents. Elle a toujours été là, aussi loin que je me souvienne. Il y a longtemps, on m'a dit que c'était moi, mais je ne me reconnais pas. Pourtant, il faut bien croire que c'est le cas, puisque tout le monde le dit. Et puis, je me souviens de la couleur des pois, c'est une preuve supplémentaire : la photo est en noir et blanc."

Encore du rouge. Quand je vous dis que c’est la couleur de l’enfance… Sandra trop mimi en robe à pois sur cette photo.

Mais d’où viennent les pois ?

Le semé et le tacheté du Moyen Âge

Au Moyen Âge, l’œil humain est particulièrement sensible aux surfaces. L’uni jugé "pur" est rare, en particulier pour les textiles, les techniques ne permettent pas d’obtenir de grandes pièces lisses, nettes, d’une seule couleur. Restent le rayé - qui peut être un damier, le semé et le tacheté.

Le maître d’école menace sa classe de la férule (c’est la rentrée des classes !)
Gossouin de Metz, Image du monde, XIVe siècle Paris, BnF, département des Manuscrits, Français 574, fol. 27
sur L’Enfance au Moyen Âge, dossier pédagogique BnF

Le semé est une sorte d’uni parsemé de façon régulière de figures diverses : points, trèfles, fleurs de lis, étoiles, etc. ; le tacheté est un semé irrégulier et désordonné. Si la frontière entre le semé et le tacheté n’est visuellement pas toujours facile à établir, ils s’opposent pourtant : le premier a une connotation positive, voire majestueuse ; le second exprime plutôt le désordre et la confusion.

L’essor des techniques d’impression

▲Fragment textile en velours, Italie, fin XIVe-début XVe, Los Angeles County Museum of Art, Los Angeles

Le semé à pois a certainement tenté de nombreux tisseurs depuis des siècles. Mais on imagine qu’avant les techniques d’impression des étoffes – du moins celles destinées à l’habillement, réussir un tissu façonné à pois régulier représente une difficulté d’autant plus ingrate que pour le même travail de tissage, on peut obtenir un motif plus flatteur, comme par exemple un décor floral.

▲à g. : Le déjeuner sur l'herbe, à Chailly (détail), par Claude Monet, 1865-1866
à dr. : Femmes au jardin, à Ville d'Avray (détail), par Claude Monet, 1867
Musée d’Orsay sur Agence photo de la Réunion des musées nationaux RMN 

▲L'impératrice Eugénie en robe à pois, photographie Léopold Ernest Mayer, Société Mayer et Pierson
Musée et château de Compiègne sur Agence photo de la Réunion des musées nationaux RMN

Cela expliquerait que le motif à pois ne connaisse ses premiers vrais succès qu’au moment du grand essor de l’impression textile européenne, dans la première moitié du XIXe siècle. Le terme anglais consacré confirme cette information : l’apparition des pois [en anglais : polka dot] coïncide avec la polkamania qui s’est emparée de l’Europe dans les années 1830-1840, et qui va durer plusieurs décennies – il n’y a aucun autre lien que l’époque entre la danse et le motif.

▲Catalogue d'échantillons textiles de 284 pages comportant des échantillons de coton imprimé alsaciens, regroupés par le fabricant d'indiennes Huet et Benner. entre 1869 et 1872
© Notre-Dame-de-Bondeville, musée industriel de la Corderie Vallois sur Base Joconde

On appelle impression la décoration d’une étoffe – ou tout autre support, avec un motif répétitif. Le but est d’obtenir un dessin plus ou moins grand. On utilise une pâte colorée pour imprimer le tissu. Les historiens ont l’habitude de faire remonter les débuts de l’impression en Inde, au minimum au Ier siècle avant J.C. On importe des cotonnades indiennes en Europe dès la fin du XVe siècle, mais c’est au XVIIe siècle, avec par exemple en France la création de la Compagnie des Indes, que la mode des "indiennes", ces tissus de coton imprimés de motifs exotiques, légers, lavables va révolutionner le textile européen.

▲en ht. : Planche à imprimer en bois à motif palmette de type cachemire en métal incrusté
photographie Musée de l’impression sur Étoffes, Mulhouse
en bas : Tissu imprimé à motif palmette de type cachemire, photographie Écomusée textile du parc de Wesserling

A la fin du XVIIIe siècle, on pratique l’impression à la planche ; on grave les dessins en relief sur une planche en bois, on enduit les dessins de colorant, puis on applique la planche sur le tissu. La technique nécessite autant de passages qu’on a de couleurs. En 1797, la manufacture de Jouy-en-Josas met au point la première machine française à imprimer au rouleau. Au début du XIXe, une version concurrente va contribuer à la réputation des manufactures d’impression textile alsaciennes (qui à travers les grands groupes comme DMC, Schaeffer, Scheurer Lauth,… durera jusqu’au XXe siècle). On dépose la couleur sur des cylindres de cuivre gravés en creux. On passe le tissu à imprimer en continu puis on le fait sécher. Puis viendront l’impression au cadre plat ou sérigraphie, puis l’impression au cadre rotatif

▲Machine à impression sur rouleau, photographie Musée de l’impression sur Étoffes, Mulhouse

Ce serait trop long de vous raconter ici cette histoire, et celle de la "guerre des indiennes" contre l’industrie de la soie de Lyon – qui commence au XVIIe siècle et dure jusque dans les années 1760, et qui aura une répercussion inattendue tragique : le trafic des esclaves venus d’Afrique. Si vous voulez en savoir plus, je vous renvoie aux excellentes fiches pédagogiques réalisées par le service éducatif du Musée de l’impression sur étoffes de Mulhouse sur l’impression à la planche ou l'impression au rouleau, et les indiennes.

Au XVIIIe siècle, les matières colorantes sont naturelles, elles viennent du règne animal – ainsi vous ai-je déjà parlé de la cochenille qui donne le rouge, qu’on va remplacer par la racine de la garance, moins chère, à la base du fameux rouge turc andrinople, selon un secret de fabrication que les Français volent aux Turcs (Lire ici cette passionnante histoire d’espionnage industriel racontée par le magazine Histoire d’Entreprises). Pour le bleu, l’indigo a remplacé depuis le XIIe siècle le pastel. On obtient le jaune grâce à des plantes tinctoriales comme le curcuma, la gaude, le genêt, la sarrette, le safran et le fustet à l’origine du fameux jaune provençal. L’extrait de noix mélangé avec du fer donne le noir. Berthollet découvre en 1791 le blanchiment par le chlore. La chimie des couleurs fait tout au long du XIXe siècle d’impressionnants progrès qui permettent la découverte de nouveaux colorants chimiques comme le rouge solférino, bleu impératrice, brun bismarck, tous les tons crus et durs de rose, jaune, violet, vert... qui vont modifier la perception des couleurs et contribuer à l'image tapageuse du second Empire. Jusqu'alors, les couleurs ne pénétraient pas profondément les étoffes, elles ne résistaient pas aux lessives ni à la lumière, ce qui explique les couleurs fades, délavées, "pisseuses" des vêtements du peuple

▲à g. : Robe de coton rouge imprimé à pois, 1859-1861, Wisconsin Historical Society, Madison
à dr. : Portrait de petite fille sous le second Empire, sur le blog Bijouterie du spectacle

▲à g. : Robe à pois en lainage, 1870, Vintage Textile
à dr. : Portrait de fillette en robe à pois, photographie Charles David Winter, vers 1850
Musée d'art moderne et contemporain, Strasbourg sur Base Joconde

Les pois des années 1950

Minnie Mouse sur Voyage autour du monde

▲à g. : Robe à pois, vers 1950, Cristobal Balenciaga sur Flickr
à dr. : Robe du soir en soie à pois, Cristobal Balenciaga, 1955
The Metropolitan Museum of Art, New York.

Mis en avant à la fois par la célébrissime Minnie Mouse de Walt Disney et par l’élégantissime couturier Cristobal Balenciaga, les pois vont devenir l’imprimé phare des années 50. On les voit partout, sur les robes des mères et des filles, les chemises et les cravates des pères et des fils…

▲à g. : Robe à pois pour la mère et la fille, fin des années 1950
à dr. : Robe fillette à volants, à manches ballon, imprimé pois, vers 1950, photographie Karine Maucotel
catalogue d'exposition La Mode et l'Enfant 1780... 2000, Musée Galliéra

Une chanson leur est en quelque sorte dédiée, elle fait le tour du monde, chantée dans toutes les langues. Elle raconte l’histoire d’une jeune fille timide qui a peur de quitter sa cabine pour aller prendre son bain, car elle tremble de montrer… un deux trois elle tremble de montrer quoi ???

On peut entendre "Itsy Bitsy Teenie Weenie Yellow-Polkadot-Bikini" écrite par Paul Vance et Lee Pockriss, chanté pour la première fois en 1960 par Bryan Hyland sur la page Facebook des Petites Mains ou ici

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Et vive les pin-up !