2 mai 2012

Mode enfantine et luxe (3) – Le luxe est-il moral ?


Le luxe est-t-il moral ? Je me garderai bien de répondre à cette question, pour vous renvoyer à la première « querelle » du genre, véritable débat de société qui a animé les intellectuels européens du XVIIIe siècle, dont Jean-Jacques Rousseau – celui-là même qui a contribué à la reconnaissance du sentiment d’enfance avec son « roman pédagogique » Emile ou De l’éducation paru en 1762 [Lire sur Les Petites Mains : Mode adulte-mode enfant : la robe blanche].

▲à g. : Buste de François-Marie Harouet dit Voltaire, 1782, Châteaux de Versailles et du Trianon
à dr. : Buste de Jean-Jacques Rousseau, 1779, Musée du Louvre
par Jean-Antoine Houdon, Agence photographique de la RMN

Entre Voltaire et Rousseau, la « querelle du luxe »

En réaction contre la morale austère et le renoncement hérités des philosophes grecs stoïques et défendus par Montaigne et Pascal, des écrivains et philosophes contemporains de Rousseau, dont Voltaire, défendent le luxe et le progrès matériel, qui selon eux engendrent le progrès moral et conditionnent le bonheur. Ils justifient le luxe par des arguments philosophiques ou économiques.

Le luxe, ce « superflu, chose très nécessaire » selon Voltaire, est la consécration de la civilisation dans ce qu’elle a de plus raffiné. En stimulant l’industrie, l’agriculture, le commerce, le luxe améliore la vie de milliers d’hommes et de femmes en leur donnant du travail.

Et Saint-Lambert d'écrire en 1751 dans l'article Luxe de L'Encyclopédie : « Ce serait une grande absurdité de mettre tout à coup les hommes opulents dans la nécessité de diminuer leur luxe ; ce serait fermer les canaux. Les richesses peuvent revenir du riche au pauvre ; et vous réduiriez au désespoir une multitude innombrable de citoyens que le luxe fait vivre ».

▲à g. : Louis-Joseph-Xavier de France, duc de Bourgogne, fils du dauphin Louis-Ferdinand,
par Jean-Marc Nattier, 1754, Châteaux de Versailles et du Trianon, sur Agence photographique de la RMN
à dr. : Métier : Plumassier, planche de l'Encyclopédie de d'Alembert, 1751 sur http://alembert.fr/

▲à g. : Métier : Perruquier, planche de l'Encyclopédie de d'Alembert, 1751 sur http://alembert.fr/
à dr. : Louis de France, dauphin, fils de Louis XV, par Louis Tocque (d'après Maurice Quentin de La Tour), 1772
Musée Historique de Strasbourg sur Agence photographique de la RMN

▲à g. : Portrait du margrave Charles William Frédéric à l'âge de 13 ans, par Johann Christian Sperling
Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Munich sur Agence photographique de la RMN
à dr. : Métier : Brodeur, planche de l'Encyclopédie de d'Alembert, 1751 sur http://alembert.fr/

À l'inverse, Rousseau dénonce vivement les effets néfastes du luxe, tant moraux que sociaux, collectifs qu'individuels : « Le luxe corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise ». Le luxe engendre la vanité de celui qui, oisif, méprise celui qui travaille. En le rendant dépendant de besoins artificiels, il le prive de sa liberté. L'inégalité qu'il engendre est d'autant plus dure pour les pauvres qu'elle est affichée. « Le luxe peut être nécessaire pour donner du pain aux pauvres : mais s'il n'y avait point de luxe, il n'y aurait point de pauvres. »

Pour Rousseau, ce n'est pas le confort matériel de ses habitants qui fait la grandeur et le bonheur d'un État. La richesse, si elle devient le principal critère adopté, ne lui semble pas un critère recevable car elle met en péril la vertu civique. « Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent. » Il cite des exemples historiques parmi les plus brillants (Égypte, Grèce, Rome, Constantinople...) où selon lui les sciences et les arts, indissociables du luxe, sont la cause de la corruption des mœurs, elle-même cause de la chute de ces empires. Luxe, faste et richesse deviennent synonymes de la décadence de la société aristocratique, opposés aux idéaux de naturel et de simplicité du peuple.

De fait, il pointe les dérèglements d’une société aux richesses mal réparties : de quel droit une petite frange de très riches vit-elle dans le luxe, le gaspillage et l’ostentation, quand des pauvres se donnent du mal pour subsister dans le plus grand dénuement ?

▲à g. : Entrée du port de Marseille, par Joseph Vernet, XVIIIe siècle, Musée du Louvre, Paris
au centre et à dr. : Intérieur du port de Marseille, par Joseph Vernet, 1754, Musée de la Marine, Paris
Sur les détails à droite, on voit le contrôle et le marquage des ballots de tissu.
sur Agence photographique de la RMN

▲à g. et détails au centre : Robe à la française en indienne de coton, vers 1750-1775, France
Metropolitan Museum of Arts, New York
au centre : Madame de Pompadour à son métier à tapisserie, par François-Hubert Drouais,
1763-1764, National Gallery , Londres
Madame de Pompadour, qui donne sa protection à de nombreux artisans dans l'enclos de l'Arsenal,
dont les fabricants d'indiennes, porte ici une magnifique robe en soie de Chine peinte.
à dr. : Robe à l'anglaise en soie chinoise peinte, vers 1785, tissu des années 1760
Kyoto Costume Institute dans Fashion sur Google Books

▲à g. : Empiècement en indienne de la côte de Coromandel, vers 1710-1720
Victoria & Albert Museum, Londres
au centre : La jeune servante, auteur non identifié, XVIIIe siècle
Musée des Beaux-Arts Joseph Déchelette, Roanne sur Base Joconde
à dr. : Caraco à l'anglaise, milieu du XVIIIe siècle, Musée du Vieux Marseille
dans le catalogue d'exposition Les Belles de Mai, sur Google Books

Il me semble par ailleurs intéressant de replacer cette « querelle » dans le contexte économique du formidable commerce des toiles de coton peintes des Indes ou indiennes. Les grandes compagnies de commerce dominent les échanges avec les Indes orientales d'une part et l'Amérique d'autre part, qui font l'objet d'une guerre commerciale franco-anglaise. La vie quotidienne des Européens est bouleversée par de nouvelles consommations. L'exotisme est à la mode, l'histoire des indiennes abondamment consommées reflète cette ouverture aux produits nouveaux. Elles se répandent rapidement dans le public et concurrencent les textiles traditionnels.

Pour protéger les manufactures françaises, une prohibition totale frappe les indiennes, systématiquement enfreinte malgré deux édits royaux et quatre-vingts arrêts du Conseil d'État prononcés entre 1686 à 1759. Jamais la prohibition n'arrête la consommation des cotonnades. Les petites gens qui trouvent avantage au prix modique de ces étoffes sont d'ailleurs plus exposées à la répression que les personnes de haut rang, modérément sanctionnées, parce que les lieutenants de police et contrôleurs généraux hésitent à s'en prendre aux privilégiés.

▲L'agence de buzz marketing Çözüm a conçu ce caddie « en or » pour l'ouverture, en 2009,
d'un magasin de produits alimentaires de luxe, Okko à Istanbul

Luxe et développement durable

Trois siècles après, cette « querelle du luxe » se formule toujours de la même façon. Dans un contexte de mondialisation, le modèle occidental de société d’ultra-consommation, qui ne prône plus la grandeur du renoncement, le luxe est valorisé par les défenseurs de l'économie libérale.

Plutôt que de richesse, on parle aujourd'hui de « croissance » : entre 1995 et 2011, le marché du luxe est passé de 77 milliards d'euros à 191 milliards, pour atteindre 230 milliards d'ici 2014, selon les projections du cabinet spécialisé Bain & Company. Les produits de mode en représentent la moitié. Les entreprises françaises du luxe canalisent une part appréciable de ce marché.

▲Luxe et développement durable par Prada

Si la victoire de la théorie libérale, défendue au XVIIIe siècle, est incontestable en ce début du XXIe siècle, on commence à en voir les limites. Les sociétés humaines se trouvent confrontées à des défis majeurs en termes d'enjeux de conservation de la nature et de prise de conscience des problèmes environnementaux. Pour autant sont-elles prêtes au renoncement ? Le luxe est-il compatible avec le développement durable au cœur de tous les débats ?

Selon Vincent Bastien et Jean-Noël Kapferer, auteurs de Luxe Oblige (Éditions Eyrolles, Paris, 2008) le véritable luxe n'est pas ostentatoire : « le luxe est basé sur l’hédonisme et l’esthétisme, et non sur une surconsommation conduisant à la saturation et au dégoût ; le domaine du luxe est l’être, pour soi et pour les autres, et non l’avoir ». Le luxe est une exigence de qualité, un savoir-faire, il implique des valeurs d’humanité, d’hédonisme et demande une vraie culture de la part du client pour apprécier l’objet, en comprendre le prix. Ses composants et ses valeurs symbolisent la culture européenne.

La vision n'est pas nouvelle, qui renvoie aux artistes de l'Art nouveau, de l'Arts & Craft ou de la Wiener Werkstätte du début du XXe siècle. Sans rejeter la mécanisation de la production et la démocratisation de la clientèle, ils utilisaient des matériaux de qualité et optaient pour des choix stylistiques exigeants, dans la lignée des traditions de leurs pays respectifs.

Bonpoint, Campagne Printemps-Été 2012 http://www.bonpoint.com/

▲Collection printemps-été 2012, Junior Gaultier
sur Smudgetikka le blog de Linda Mac Lean, professionnelle de la mode enfantine

▲Collection printemps-été 2012, Little Marc Jacobs sur Smudgetikka

Le luxe et l’enfant

A la lecture de certains articles de presse ou interventions de consommateurs dans les forums de discussion sur Internet, la notion d'un luxe « immoral » semble se poser d’une manière plus aiguë encore quand il s’agit de mode enfantine.

Le luxe coûte cher. Pour certains parents, investir dans des vêtements luxueux, alors que les enfants grandissent vite, est un scandaleux gaspillage. D’autres craignent de donner à leurs enfants des goûts et des habitudes de luxe qui viendraient fausser les valeurs éducatives qu‘ils veulent leur inculquer.

Pour d'autres encore, n'est-ce pas une forme d'aliénation que de céder à la tentation et d'acheter pour son enfant un vêtement de marque, comme par procuration ?

▲à g. : Collection printemps-été 2010, Burberry Kids sur http://www.joyce.fr/
à dr. : Collection Burberry Dog sur girlymodern

D'autres vont plus loin encore dans la réflexion : l'enfant ainsi sur-valorisé n'est-il pas lui-même utilisé comme un objet de luxe, un « accessoire de mode » [Elle, 11 décembre 2000, voir Les Petites Mains, Mode enfantine et luxe, Analyse du phénomène], exhibé par des parents obsédés par une recherche d'identité et de reconnaissance sociale ? Et de citer en exemple la déclinaison du trench Burberry au tartan iconique qui habille les enfants en version mini, mais aussi les chiens...


On sent bien que derrière toutes ces querelles, questions et réponses, se profilent des conceptions différentes de l'existence. C'est là toute l'ambiguïté des phénomènes sociaux humains. Georges Bataille qualifie de « part maudite » le luxe, cet excédent confisqué par une minorité, qui devrait être démocratiquement dépensé par tous : il faudrait viser à limiter la production de luxe pour ne pas réduire le bien-être social, ni détourner une part trop importante des outils de production, en terre, en capital ou en travail. « Il y a assez de tout dans le monde pour satisfaire aux besoins de l'homme, mais pas assez pour assouvir son avidité » disait Gandhi. Je me contenterai de conclure que plus que le luxe en soi, ce sont plutôt les inégalités qu'il rend visibles, qui nous sont intolérables.

(à suivre : Mode enfantine et luxe (4) – La Layette)

2 commentaires:

  1. Très contente de vous lire à nouveau.
    J'évoquai les "indiennes" la semaine dernière sur les trésors de boites à couture ...

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  2. Les indiennes (et les toiles de Jouy plus connues du grand public) se partagent effectivement les faveurs des amoureux des tissus avec l'imprimé Liberty, que vous mettez aussi souvent en avant dans les Trésors de Boîtes à couture. Leur passionnante histoire, la qualité et la variété de leurs décors les rendent exceptionnels.

    Bonne continuation !

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