18 mai 2009

Le costume marin (6)


Les raisons d'un succès

Le costume marin connaît un grand succès dès les premières années de sa création, vers 1860-1870. Il va s'imposer dans la garde-robe des enfants comme le premier vêtement spécifique à l'enfance, cela vaut la peine qu'on essaie d'en analyser les raisons.

Des changements importants dans les techniques de production et de confection

En 1860, la France est la première puissance industrielle d'Europe continentale, le textile sa première industrie, grâce aux progrès de l'énergie hydraulique, puis électrique (vers 1890), à l'invention de nouveaux métiers automatiques rectilignes et circulaires pour la draperie et la bonneterie, du développement de la chimie des teintures et nouveaux textiles. L'Américain Singer impose sur le marché français sa machine à coudre brevetée en 1851, louée à de nombreux apiéceurs et ouvriers (surtout des ouvrières) en chambre, qui travaillent d'innombrables heures pour des salaires de misère. On introduit le système des tailles standardisées.

▲à g. : Exposition universelle de 1855, Palais de l'Industrie, vue de la nef, exposition entièrement montée
sur Agence photo de la Réunion des musées nationaux RMN
à dr. : Publicité Singer, 1892, auteur inconnu, Lithographie J. Ottmann Wikipedia

La production de mode se centralise surtout à Paris, lieu de toutes les créations, même si certains autres lieux mondains suscitent de nouvelles modes, comme justement le costume marin et les bains de mer. Les premiers costumes marins sont réalisés par les tailleurs de la Marine pendant leur morte saison, mais cette tenue, qui peut être portée peu ajustée, a l'avantage de pouvoir être produite massivement, à un coût relativement modeste, en semi-confection.

La naissance des grands magasins

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le commerce est bouleversé par l'apparition des grands magasins. Au Bon Marché est créé en 1852 par les époux Boucicaut, Les Galeries Lafayette en 1853, ils seront suivis par d'autres enseignes. On y pratique l'entrée libre, l'exposition des marchandises, l'affichage de prix fixés à l'avance et non plus à la tête du client, la "garantie de qualité" et l'usage du "satisfait ou remboursé". C'est une révolution. Le succès est immédiat. Le roman de Zola, Au Bonheur des Dames, rend bien compte de la fascination exercée par le grand magasin sur la société de l'époque.

▲à g. : Au Bon Marché, Galerie des confections, fin XIXe, BNF estampes et photographies
à dr. : Au Bon Marché, couverture de catalogue, 1866, BNF

Tous les grands magasins possèdent un rayon de confection pour garçonnet à côté du rayon des layettes, bonneterie, chaussettes et tricots. On y trouve aussi les vestes et culottes d'usage, c'est-à-dire pour tous les jours. Le style des maillots marins rayés en bonneterie, avec patte de boutonnage convient parfaitement pour les sous-vêtements d'hommes et d'enfants, garçons et filles [Lire l'article sur la marinière / hygiène de la rayure]. Dès les années 1885, on trouve des costumes marins en maille jersey, avec jupe ou culotte, qu'on peut aussi choisir sur catalogue et acheter par correspondance si on habite dans une petite ville de province.

▲à g. et au centre : Image publicitaire A la Belle Jardinière, recto verso
à dr. : Costume marin A la Belle Jardinière, vers 1900,
photo Frédéric Coune pour La Dame d'Atours

Par ailleurs, le succès de la mode du costume marin entraîne l'implantation dans les grandes villes européennes de boutiques spécialisées, comme à Paris, Le Petit Matelot. C'est à cette époque que s'établissent de nombreuses maisons anglaises de vestes de chasse, de pluie, de sport, ou de commerce de tissus, comme Old England, Burberry's, West & Co, qui proposent un rayon de costumes marins pour enfants, et se prévalent de vendre, eux, des modèles "authentiques".

La presse diffuse les patrons de mode et les techniques modernes de couture

Destinés à la petite et moyenne bourgeoisie, les journaux spécialisés comme La Mode illustrée se multiplient. Leur format s'agrandit, se prêtant à la publication de belles planches en couleur. L'Art et la Mode publie pour la première fois la reproduction d'une photo de mode en 1881. Ces journaux diffusent les patrons des modèles et propagent les techniques nouvelles de couture dans de nouvelles couches sociales jusqu'alors exclues du domaine de la mode, qui se renouvelle de plus en plus rapidement. La machine à coudre modifie aussi le travail de la ménagère qui coud pour toute sa famille.

▲à g. : Publicité Singer France, vers 1880, plaque émaillée
au centre et à dr. : La Mode illustrée, patron de costumes marins, décembre 1890


Le nationalisme ambiant

Le patriotisme est une valeur montante, il faut préparer la "revanche" contre les Allemands, qui va aboutir à la Première Guerre mondiale. Comme Albert-Edouard, le fils de Victoria, porter un costume marin, c'est exalter la puissance de sa nation. L'enfant porte un costume marin inspiré de l'uniforme de la Marine de son pays. [Lire l'article Costume marin (1)]. Mais la société de consommation naissante n'étant pas à un paradoxe près, on trouve aussi dans les catalogues des costumes marins inspirés de tous les pays : anglais, russes, américains, écossais...

▲à g. : Garçonnet allemand en costume marin et casque militaire
vers 1900, sur Flickr
à dr. : Carte publicitaire Souvenir du Bon Marché,
commémorant l'alliance franco-russe, vers 1893-1895


De la difficulté à miniaturiser la mode féminine

Depuis l'Ancien Régime, le vêtement enfantin est une sorte de copie en réduction du vêtement adulte. Ce n'est qu'à la fin du XVIIIe siècle que les vêtements des nourrissons et des petits enfants se féminisent, vraisemblablement lors de l'abandon des couvre-langes pour la robe blanche. Nourrisson, petit enfant et femme sont alors habillés de façon identique.

Or, entre 1876 et 1910, il devient de plus en plus difficile de miniaturiser la crinoline, la tournure, le corsage cuirasse, la taille serrée, la ligne en S, et autres caractéristiques de la mode féminine, ce qui participe à l'émancipation de la mode enfantine.

▲Modes parisiennes dans Petersons Magazine, juin 1874, The Customer's Manifesto


L'influence des théories hygiénistes

A la fin du XIXe siècle, les doctrines hyginénistes, qui s'appuient notamment sur les travaux de Pasteur et sa découverte des microbes, révolutionnent les sociétés occidentales par l'étendue de leurs applications : le baron Haussmann et le préfet Poubelle assainissent Paris, le baron Coubertin oeuvre au développement du sport... Elles concernent aussi l'habillement, l'exemple le plus célèbre étant la parution de schémas alarmistes sur le danger du port du corset.

On craint pour les enfants les maladies pulmonaires. On préconise l'oxygénation et l'ensoleillement, on loue les vertus thérapeutiques des bains de mer. On pratique la gymnastique, qui devient obligatoire pour les garçons dans les écoles publiques en 1880 – il s'agit aussi de préparer de futurs bons petits soldats ; les filles, elles, se contentent d'exercices respiratoires. Peu à peu ces pratiques vont quitter le champ médical pour devenir hédonistes, on va faire de la bicyclette au Bois de Boulogne et canoter le dimanche sur les bords de Marne.

▲à g. : Course de cerceaux place de la Concorde, Paris 1909,
photo Roger Viollet, Paris en images
à dr. : Séance de gymnastique pour fillettes, vers 1910, collection Viollet

Cela implique que l'enfant ne soit plus gêné dans ses mouvements par les vêtements, et on note un réel effort de la mode enfantine dans ce sens – même si cela ne nous semble pas évident aujourd'hui ! Par sa simplicité et sa symbolique, le costume marin répond parfaitement aux nouveaux canons du costume enfantin quotidien. Les notions d'apparence et de représentation sociale ne disparaissent pas pour autant. Les enfants s'ennuieront encore longtemps, empêtrés dans leurs habits du dimanche.


(à suivre : Pas de costume marin sans son chapeau !)

4 commentaires:

  1. En ce qui concerne les hygiénistes et les bains de mer, il y a un livre intéressant où il est question du choix du textile pour les costumes de bain, c'est vraiment incroyable.
    Je te donne la référence: Dr Le Coeur, Des bains de mer. Guide médical et hygiénique du baigneur, Labé éditeur, Paris, 1846.
    Je l'avais consulté à la BNF François Mitterand.
    Bon jour férié :)

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  2. Les Petites Mains22 mai 2009 à 19:54

    Merci pour la référence.

    C'est vrai il s'est dit et écrit des choses bien gratinées à cette époque ! Sur les voyages en train aussi par exemple.

    Bon week end à toi.

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  3. Je découvre ton blog à travers celui de Tiphaine, et bien oui ton univers me plait effectivement...c'est très intéressant tout ça...Un plaisir de de te lire, de bien réaliser le pourquoi du comment et les contextes de création...Bonne journée à toi

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  4. Les Petites Mains29 mai 2009 à 15:37

    Merci pour cet agréable commentaire. C'est toujours encourageant.

    Ce qui m'intéresse en fait, dans l'histoire de la mode, c'est d'essayer d'en décrire les mécanismes complexes, le "pourquoi du comment", comme tu dis, et vice versa. Après avoir aspiré comme une éponge, en tant que styliste, toutes les influences qui font la mode, pour les restituer, aujourd'hui je détricote le passé !

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