27 novembre 2012

Mode enfantine et luxe (6) – Le contexte : courte histoire du luxe et de la haute couture



La mode est aujourd'hui une industrie ultra-mondialisée, et même le luxe se démocratise. Plus que jamais, c'est un monde de paradoxes qui n'évolue pas de manière linéaire. Comment comprendre les interactions entre luxe et mode sans une traversée dans l'histoire ? Voici une courte présentation des origines du luxe et de la couture, sous les différents angles qu'il convient de rapprocher : historique, social et économique.

Le luxe prend racine dans l' « art de vivre » de la cour de Versailles

Le luxe, tel que nous le connaissons aujourd'hui, prend racine dans l'« art de vivre à la française » impulsé par la cour de Versailles de Louis XIV, qui connaît son apogée sous le règne de Louis XV. « La mode est pour la France ce que les mines du Pérou sont pour l'Espagne » écrit Colbert, qui favorise l'essor des métiers de la mode. Par exemple, face à l'engouement pour la dentelle, il crée en 1665 des manufactures royales pour éviter l'importation et affirmer le « goût français » en lançant le « point de France ». C'est le Roi et la Cour qui, incontestablement, donnent le ton des modes. Louis XIV imagine en 1669 la charge de grand-maître de la Garde-robe, dont l'une des tâches est de choisir chaque saison les habits du Roi. La dame d'atours choisit ceux de la Reine.

▲à g. : Bonnet à la Fontange en dentelle, fin XVIIe siècle, The Bowes Museum, Barnard Castle
au centre : Portrait de Marie-Angélique de Scorailles de Roussille, duchesse de Fontanges
à dr. : Dame de la plus haute qualité, Jean-Dieu de Saint Jean, Gallica Bnf, Paris

La fontange est une coiffure féminine en usage dans les années 1700.
Elle doit son nom à la favorite du moment du roi Louis XIV.
Lors d'une promenade à Versailles, une bourrasque renverse les coiffures des dames de la Cour.
Mademoiselle de Fontanges rattache ses cheveux à la hâte... à l'aide de sa jarretière. 
Le roi s'amuse de son audace et trouve cela charmant. Dès le lendemain, les femmes la copient. On trouve la fontange sous forme de coiffure et de bonnet. La mode durera jusqu'en 1713.
  Ainsi naissent les modes et les tendances dans l'Ancien Régime,
pourvu qu'elles soient prescrites par les protégés du roi, arbitre souverain.

▲à g. : Habit pour homme en velours de soie rebrodé or, Italie, vers 1740-1760
The Metropolitan Museum of Art, New York
à dr. : Robe à la française, lampas de soie, 1730
Museum of Fine Arts, Boston
au centre : La Lecture de Molière, Jean-François de Troy, 1728
Collection de la marquise de Cholmondeley, Houghton sur Wikipedia

▲à g. : Veste (gilet) de soie brodée, France, 1733-1734
à dr. : Robe à la française en soie, France, vers 1760
The Metropolitan Museum of Art, New York
au centre g. : Le Déjeuner d'huîtres, Jean-François de Troy, 1735, Musée Condé, Chantilly
au centre dr. : Le Déjeuner de chasse, Jean-François de Troy, 1737, Musée du Louvre
sur Wikipedia

▲à g. : Habit pour homme en soie, France, vers 1765-1775
à dr. : Robe à la française en soie brodée, Angleterre, vers 1750-1775
The Metropolitan Museum of Art, New York
au centre : La famille du duc de Penthièvre (buvant du chocolat), Jean-Baptiste Charpentier, 1768
sur Wikipedia

La cour est une scène permanente.
Il est impératif de connaître ses codes, subtils, pour faire partie de la bonne société.
Arborer des costumes luxueux symbolise le pouvoir et la gloire.
Prendre la pose, effectuer le bon geste, au bon moment, connaître les derniers usages,
c'est montrer qu'on fait partie de l'élite.
La façon d'adopter et de mélanger les tendances sans les suivre à la lettre,
dans une apparente simplicité qui pourtant ne néglige aucun détail,
fait partie de ce « style » français indéfinissable dont les étrangers goûtent la subtilité.

▲à g. : Robe à la française en taffetas de soie « chiné à la branche » (détail), France, 1760-1770
Le « chiné à la branche » est une soierie fabriquée à Lyon, principalement au XVIIIe siècle.
Le décor résulte de la teinture partielle, avant tissage, des fils de chaîne,
par petits écheveaux appelés branches. On ligature les endroits à protéger de la teinture.
La technique est inspirée du procédé d'origine en Asie appelé ikat en Indonésie, patola en Inde et kasuri au Japon.
Cet art où les motifs floraux dominent, est très apprécié par Marie-Antoinette.
à dr. : Robe à la polonaise en soie (détail), France, 1778-1780
La robe à la polonaise, plus simple, plus courte que la robe à la française, se porte sans panier.
Le volume est donné vers l'arrière par des tirettes et un jeu de coulisses
qui sépare le manteau de robe en trois parties – comme la Pologne de l'époque en trois régions !
The Metropolitan Museum of Arts, New York

▲Habit de noces du prince héritier, futur Gustave III roi de Suède, 1766
Livrustkammaren, Stockholm
La provenance française de cet habit somptueux ne fait pas de doute :
une correspondance détaillée entre le prince héritier et le comte Gustav Philip de Creutz,
ambassadeur de Suède à Paris, permet de suivre sa fabrication pas à pas.
Confectionné entre juin et août, il a nécessité le travail de quarante personnes.

▲à g. : Portrait d'une actrice ou d'une danseuse, École française, XVIIIe siècle
Musée des Beaux-Arts, Nantes sur Agence photographique de la RMN
à dr. : Robe à la française, 1770-1779, Musée des Arts décoratifs, Paris

L'artisanat et les métiers d'art s'épanouissent dans le Paris du XVIIe, puis du XVIIIe siècle. Les tenues d'apparat et les fêtes somptueuses de l'aristocratie, des milieux de la finance et de la bourgeoisie d'affaires parisiennes requièrent tous les métiers : orfèvres, joailliers, horlogers, coiffeurs perruquiers, gantiers parfumeurs, pelletiers, brodeurs, plumassiers, marchands de tissus, tailleurs, marchandes de modes et modistes... Sous le règne de Louis XV, le luxe, utile ou futile, fait l'objet de débats passionnés [Lire sur Les Petites Mains, Mode enfantine et luxe (3) – Le luxe est-t-il moral ?].

C'est aussi sous le règne de Louis XV que la mode féminine s'émancipe. Elle devient aussi riche et somptueuse que celles des hommes. La robe volante se mue en robe à la française ornée de rubans, de dentelles, de volants, de fleurs artificielles, réalisée parfois dans le fameux effet flouté des tissus « chinés à la branche » dont seuls les tisseurs français maîtrisent la technique. La robe à la française est, jusqu'en 1770, la toilette courante des dames de la noblesse et la toilette de cérémonie des bourgeoises.

À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les femmes, y compris dans l'aristocratie, ne veulent plus être habillées seulement en fonction de leur titre et de leur position sociale. Elles imposent leur goût personnel, qui varie selon leur fantaisie et leur humeur. Marie-Antoinette, jeune dauphine de dix-huit ans, donne l'exemple avec son « ministre des modes », Rose Bertin, à peine plus âgée qu'elle. Elle s'inspire des modes anglaises, plus décontractées. Elle lance la robe à la polonaise, en chemise... C'est la naissance du « style ».

▲Planches I et VI sur le coton, Encyclopédie de d'Alembert, 1751
sur Encyclopédie de Diderot et d'Alembert

▲La fabrique Wetter, Joseph Gabriel Maria Rossetti, 1765
Théâtre Antique & Musée d'Orange sur culturespaces
Jean-Rodolphe Wetter, industriel et courtier en toile suisse, obtient en 1744,
en pleine prohibition, le privilège d'établir à Marseille, alors port franc,
une manufacture d'indiennes, à condition de ne les vendre que sur le marché étranger.
En 1755, il fait faillite, sans doute à la suite d'une sècheresse,
l'indiennage est en effet grand consommateur en eau. Wetter se réimplante en 1757 à Orange.
Sa manufacture compte 500 ouvriers, dont 85 imprimeurs, 85 tireurs, 94 hommes de prés,
196 pinceauteuses, 4 dessinateurs formés à l'Académie de Peinture de Marseille,
14 graveurs, 9 employés aux calandres, 12 lisseurs, 6 foulons.
On peut voir aujourd'hui les cinq peintures sur la vie de la fabrique Wetter,
commandées en 1764 par Monsieur Pinet, directeur de l'établissement,
au Musée municipal d'Art et d'Histoire d'Orange.
C'est un magnifique témoignage sur la technique et les métiers des toiles peintes au milieu du XVIIIe siècle.

▲La fabrique Wetter (détails), Joseph Gabriel Maria Rossetti, 1765
à g. : l'atelier de dessin ; à dr. : l'atelier de gravure

▲La fabrique Wetter (détails), Joseph Gabriel Maria Rossetti, 1765
à g. : le dégommage au foulon ; à dr. : l'atelier d'impression (des enfants y travaillent)

▲La fabrique Wetter (détails), Joseph Gabriel Maria Rossetti, 1765
à g. : l'impression à la planche ; à dr. au fond : l'impression au cylindre

▲à g. : La fabrique Wetter : le blanchiment (détail), Joseph Gabriel Maria Rossetti, 1765
à dr. : La manufacture de Jouy, Jean-Baptiste Huet, 1806
Musée de la Toile de Jouy, Jouy-en-Josas
photographie Danielle Brick sur debelleschoses.com
Les pièces de toiles sont étendues sur les prés pour blanchir.
Dans les années 1775, Claude-Louis Berthollet travaille sur les propriétés décolorantes du chlore.
Il met au point l'eau de Javel, du nom du quartier de la manufacture
pour les Acides & Sels minéraux qui la produit industriellement.
(La manufacture appartient au comte d'Artois, frère de Louis XVI, futur Charles X).

▲à g. : La fabrique Wetter : l'atelier d'impression (détail), Joseph Gabriel Maria Rossetti, 1765
à dr. : Portrait de la marquise d'Aguirandes (détail), par François-Hubert Drouais, 1759
via Le Divan fumoir bohémien

▲à g. : Mule-jenny de Samuel Crompton, Musée de Bolton (Lancashire), 1779, sur wikipédia
La mule-jennyjenny dériverait du mot engine ; elle est parfois appelée jeannette en français –
est inventée en 1779 par l'Anglais Samuel Crompton.
Inspirée du rouet, elle fonctionne à l'énergie hydraulique et permet de filer de trente à mille fils
solides et réguliers, indispensables pour réaliser les fines mousselines de coton ou de lin
très à la mode à la fin du XVIIIe siècle.
à dr. : Robe en mousseline de coton, vers 1790
Musée de la Toile de Jouy, Jouy-en-Josas

Une industrie de la mode française très dynamique malgré un modèle archaïque

Au XVIIIe siècle, le contexte industriel et commercial textile est très dynamique, même si la France, affaiblie par la guerre de Succession d'Espagne (1701-1714), garde un retard technique sur l'Angleterre, dont elle reste tributaire pour l'achat de machines industrielles de filature et de tissage du coton. Les toiles de Picardie, d'Anjou, de Bretagne sont réputées pour la confection du linge. Les fines toiles de coton dont le tissage se développe à partir de 1740 viennent de Normandie et d'Alsace. Les plus belles soieries sont fabriquées à Lyon... La France compte de grands centres textiles sur tout son territoire.

La répartition du travail de l'habillement est basée sur le régime des corporations, aux attributions strictement réglementées et limitées. L'organisation compliquée entre les nombreux métiers de l'habillement et de la parure garantit la qualité pour le consommateur, mais elle paralyse l'innovation et représente une entrave à l'initiative entrepreneuriale.

Les savoir-faire profitent néanmoins de progrès techniques considérables, dans le filage, le tissage, la coloration et décoloration des tissus. Le circuit extraordinaire du coton, qui transforme les récoltes des Indes ou des Amériques en tissus blancs et légers, linon et batiste, ou en indiennes, en passant par l'Afrique – avec la terrible conséquence du trafic des esclaves – révolutionne l'habillement européen autant que les soieries orientales à la fin du Moyen Âge.

Le fourreur Révillon s'établit à Paris en 1723, la manufacture de Sèvres en 1738, le verrier-miroitier Baccarat de Lorraine en 1764 (le premier four à cristal n'apparaîtra qu'en 1816), l'horloger suisse Bréguet en 1755, le joaillier Marie-Étienne Nitot en 1780 (il s'illustrera en fournissant les bijoux du sacre et des mariages de Napoléon, la maison deviendra Chaumet par rachat en 1865). Certains fabricants ou fournisseurs, comme Rose Bertin, marchande de modes, ou Christophe-Philippe Oberkampf qui, à la fin de la prohibition des indiennes, monte à Jouy-en-Josas une entreprise de toile imprimée française dite toile de Jouy, se font une réputation qui dépasse les frontières.

▲à g. : Reproduction en bois d'une poupée mannequin Pandore du XVIIIe siècle,
Musée de la Poupée, Paris

Au XVIIe siècle, les Pandore sont liées aux « précieuses », comme Madeleine de Scudéry,
qui font transposer en modèle réduit les modes de la cour de Versailles,
pour informer leurs amies provinciales.
Ce sont les premières poupées mannequins, ambassadrices de mode,
utilisées jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.

Poupées Pandore, vers 1760
à g. : Victoria and Albert Museum, Londres ; à dr. : Rijksmuseum, Amsterdam ▼

▲Grand corps, jupe, queue de jupe présentés sur une poupée de mode, vers 1769-1775
Bath and North East Somerset Council Fashion Museum, Bath
Elle mesure 62 centimètres de hauteur.

▲Planches de mode des Cahiers des Costumes français, Galerie des Modes, 1786 et 1787
Elles remplacent peu à peu, à partir de 1788, les poupées de mode.
Museum of Fines Arts, Boston

▲à g. : Planche de mode du Trentième Cahier des Costumes français, robe en indienne, 1780
au centre : Échantillons d'impression « éventails chinois », 1792
à dr. : Portrait de Christophe Philippe Oberkampf au milieu de ses toiles, lithographie d'après Philippoteaux
Musée de la Toile de Jouy, Jouy-en-Josas

Le rayonnement culturel de la France à l'étranger est fort. Versailles est l'arbitre des élégances européennes, même en Angleterre qui pourtant influence la France avec ses costumes pratiques, robes à l'anglaise et redingotes. Depuis le XVIIe siècle, des poupées mannequins circulent dans toutes les cours d'Europe, bravant les conflits militaires et les embargos grâce à des passeports spéciaux qu'on ne manque pas de leur délivrer des deux bords. Exposées à Venise, à Vienne, à Londres, à Saint-Pétersbourg, elles diffusent les goûts et les dernières modes de Paris, copiés et imités par les élégantes de toute l'Europe. Rose Bertin les utilise pour sa publicité, l'arrivée des poupées de la rue du faubourg Saint-Honoré est un événement. Ces poupées mannequins préfigurent les mannequins de vitrine actuels.

À partir de 1788, les poupées de mode sont remplacées par les illustrations des gazettes de mode comme la Galerie des Modes Costumes français dessinés d'après nature, éditée à partir de 1778, qui recrute les meilleurs dessinateurs (Desrais, Leclerc, Watteau, Saint-Aubin...), suivie en 1785 du Cabinet des Modes qui reparaîtra après la Révolution, en 1790, sous le nom de Journal de la Mode et du Goût.

Au XIXe siècle, même si c'est désormais l'argent plus que la naissance qui permet la différenciation sociale, l'art de vivre bourgeois continue de se référer aux goûts de l'aristocratie d'Ancien Régime. On les adapte au mode de vie qui évolue.

C'est dans la première moitié du siècle que naissent la plupart des prestigieuses maisons que nous connaissons aujourd'hui : les orfèvres Puitforcat (1820), Christofle (1830) et Ercuis (1867), le parfumeur Guerlain (1828) qui créera pour l'impératrice Eugénie la mythique Eau impériale, le sellier Thierry Hermès (1837), les joailliers Louis-François Cartier (1847) et Frédéric Boucheron (1858), l'emballeur Louis Vuitton (1854) qui devient malletier quand sa riche clientèle se met à voyager en « chemin de fer »...

Toutes ces maisons ont en commun un savoir-faire unique reconnu ; elles ont été fondées par un créateur visionnaire à la personnalité forte ; elles ont l'exigence de la transmission de leur patrimoine en héritage. Elles sont alors pour la plupart établies autour du Palais Royal, de la rue du faubourg Saint-Honoré et de la place Vendôme.

De la marchande de modes au grand couturier

Au XVIIe siècle, le statut de la couturière est modeste, elle travaille pour les tailleurs et les lingères, même si certaines d'entre elles risquent amendes et saisies à fournir en secret leurs clientes très privées. Peu à peu, sous le prétexte qu'il est plus convenable qu'une femme soit habillée par une personne de son sexe, elles gagnent en reconnaissance et en indépendance. Elles s'organisent en quatre catégories : couturière en linge, couturière en corps d'enfant [corset], couturière en habit et couturière en garniture. En 1782, elles obtiennent pour leur corporation le droit de fabriquer corps, corsets, paniers baleinés, et même des robes de chambre pour les hommes.

▲à g. : Marchande de modes portant la marchandise en ville
à dr. : Couturière élégante allant livrer son ouvrage
Planches de mode des Cahiers des Costumes français,
Galerie des Modes et Costumes français dessinés d'après nature,
dessin de Pierre Thomas Le Clerc, 1778, Museum of Fine Arts, Boston

▲La Marchande de modes, Philibert-Louis Debucourt, XVIIIe siècle
Musée Cognacq-Jay sur Agence photographique de la RMN

▲à g. : Portrait de Mademoiselle Bertin, par Jean-François Janinet,
d'après Jean-Honoré Fragonard, vers 1780, The Metropolitan Museum of Art, New York

Rose Bertin, de son vrai nom Marie-Jeanne Bertin, d'origine picarde modeste,
est une marchande de modes parisienne.
Elle ouvre en 1770 son magasin de modes à l'enseigne Au Grand Mogol dans la rue du faubourg-Saint-Honoré.
Elle y emploie jusqu'à trente salariées et fait travailler cent vingt fournisseurs.
Elle jouit de la confiance de la reine Marie-Antoinette au point qu'on la surnomme « la ministre des modes ».
Sa clientèle est principalement aristocratique.
Sa notoriété dépasse les frontières, elle est réclamée dans toutes les cours d'Europe.
Elle est la première à apposer sa « griffe » sur ses créations,
à ce titre on peut la considérer comme la première des stylistes modernes.

à dr. : Métier : La Marchande de Modes (détail), planche de l'Encyclopédie de d'Alembert, 1751 sur Encyclopédie de Diderot et d'Alembert

▲Robe à la française, en soie, attribuée à Rose Bertin, 1774-1793
Elle est agrémentée d'ornements divers, rubans, fleurs artificielles, dentelles et broderies :
c'est tout l'art de la « marchande de modes ».
The Metropolitan Museum of Arts, New York

Parallèlement, au XVIIIe siècle, les marchand(e)s de modes acquièrent le droit de créer librement. Leur métier consiste à embellir les robes par des ajouts d'ornements et de parures de tête. Le contraste de leurs créations avec les pratiques artisanales très formatées les place, avec les couturières – qui gagnent encore en indépendance et en influence à la suppression des corporations en 1791 – parmi les précurseurs des stylistes et couturiers modernes. Certains couturiers, couturières et marchandes de modes deviennent célèbres : Rose Bertin sous le règne de Louis XVI, Louis-Hippolyte Leroy sous l'Empire et la Restauration, Madame Palmyre sous le règne de Charles X, Mademoiselle Beaudrant sous Louis-Philippe, Madame Roger sous le Second Empire...

De fait, ils infléchissent la mode, mais ils restent des fournisseurs soumis aux désirs de leurs clients. La cliente choisit son étoffe chez le drapier ou le mercier, puis fait réaliser le vêtement par la couturière ; le choix du modèle est dépendant du choix du tissu, la marge de créativité limitée, c'est la cliente qui décide. Même après la suppression des maîtrises, la mode reste le privilège de la Cour. C'est à la Cour que naissent les tendances nouvelles.

Enfin, les merciers, « vendeurs de tout, faiseurs de rien » comme on dit au XVIIIe siècle, deviennent « magasins de nouveautés » au début du XIXe siècle. Les magasins de nouveautés proposent – pour la première fois – tout ce qui est nécessaire à confectionner la toilette féminine : soierie, draperie, mercerie, bonneterie, dentelles, galons et rubans, fleurs en tissu... et les indispensables châles cachemire. Ils évoluent en « grands magasins », qui vont se multiplier à Paris et proposer dans les années 1850-1860, des articles de confection – tandis que les « maisons spéciales de nouveautés confectionnées » deviendront les « couturiers ». La France est championne de l'industrie textile, le monde entier scrute les « modes de Paris ». Les méthodes de production et de commercialisation évoluent très vite, mais le dessin et la création du vêtement restent conformistes.

Charles-Frédéric Worth « fonde » la Haute Couture parisienne

C'est dans ce contexte que Charles-Frédéric Worth va inventer une méthode de conception et de vente de vêtements totalement nouvelle. Après un apprentissage chez les drapiers, puis les marchands de soieries londoniens, il fait ses armes chez le célèbre mercier parisien Gagelin dont il devient l'associé. Il ouvre sa maison de couture, rue de la Paix, en 1858.

▲Robe du soir pour jeune fille, Charles Frederick Worth, 1867
Musée Royal de l'Ontario, Toronto

▲Robe à transformation, Charles Frederick Worth, 1864-1867
Exposition virtuelle Worth & Mainbocher, Museum of the City of New York

Pour suivre le rythme des mondanités, les élégantes doivent changer de toilette six à huit fois par jour.
Pour des raisons pratiques et économiques, on invente des robes et des bijoux « à transformations ».
Les jupes des robes sont assorties à deux, voire trois corsages adaptés aux codes
liés à la fois aux personnes, aux activités et aux moments de la journée ou de la vie.
Les diadèmes se divisent en plusieurs broches,
les bracelets combinés entre eux deviennent de somptueux colliers.

Diadème démontable en sept broches, Mellerio dits Meller, vers 1860
Archives Mellerio

▲à g. : Le Bal, James Tissot, vers 1878
Musée d'Orsay sur Agence photographique de la RMN
à dr. : Jupe à tournure (peut-être Worth), vers 1880, sur Vintage Textile

▲à g. : Le drapage des corsages dans les ateliers Worth, rue de la Paix, 1907
galerie Vatop Edwardian Live sur Flickr
à dr. : Intérieur et cordon de taille griffé d'un corsage de Worth, vers 1891
sur Vintage Textile

Worth combine les méthodes « marketing » des pratiques commerciales anglaises, très en pointe, aux procédés traditionnels des couturières et des magasins de nouveautés de Paris. Il a le premier l'idée de la publicité – qu'on appelle alors réclame – de la présentation de ses créations par des sosies, ou mannequins vivants, qui pour la première fois défilent devant les clientes, dans les luxueux salons de la maison. Il encourage la consommation en rythmant les nouveautés sur le cycle des quatre saisons.

Worth a une vision personnelle de la mode. Il crée son style propre et impose sa tendance à ses clientes. Elles n'ont plus le pouvoir de décision. Empruntée aux usages commerciaux anglais, sa griffe est apposée en lettres d'or sur le cordon de taille des corsages et des robes ; elle garantit la qualité de cette fabrication en série « de marque ». Sa clientèle est prestigieuse, qui compte l'impératrice Eugénie et la princesse Pauline de Metternich, des princesses des cours européennes et de riches américaines – qui, elles, payent cash !

Le succès de Worth s'inscrit dans la volonté de Napoléon III de faire de Paris la vitrine de l'Europe. Les Expositions universelles de 1855 et 1867 (puis de 1878, 1889 et 1900) consacrent cette mode luxueuse et ostentatoire, conçue pour plaire à une clientèle qui veut afficher sa réussite matérielle. La demande en articles de luxe atteint un niveau jamais égalé. Auguste Blanqui lui-même, révolutionnaire républicain socialiste dont les idées seront reprises pendant la Commune de Paris, écrit à l'occasion de l'Exposition universelle de Londres de 1851 : « La véritable prospérité de notre pays repose sur le développement progressif de ses industries naturelles, c'est-à-dire de tous les arts sur lesquels l'habileté de la main et la pureté du goût peuvent exercer leur influence. »

▲Sortie des ouvrières de la maison Paquin, rue de la Paix, par Jean Béraud, 1906
Musée Carnavalet, Paris sur L'Histoire par l'image
Lire : L'Atelier de couture sur L'Histoire par l'image

▲à g. : Geneviève Lantelme, actrice, Les Modes, 1908, sur Gallica BnF, Paris
à dr. : Atelier de modiste, 1910
Musée Carnavalet sur Agence photographique de la RMN

▲Les Créateurs de la Mode, photographies G. Agié
Les éditions du Figaro ont publié en 1910 ce remarquable travail d'iconographie
sur le monde des grands couturiers au début du siècle : les grandes maisons
(Mesdames Callot, Paquin,...; Messieurs Doucet, Worth,..), leurs salons, leurs mannequins,
leurs clientes en séance d'essayage, mais aussi, chose plus rare, les corps de métiers et ateliers.
Un diaporama de toutes ces photos est visible sur Flickr galerie CharmaineZoe
« Déjà coquette ! » dit la légende.
Les clientes fortunées n'hésitent pas à solliciter leur prestigieux couturier pour habiller leurs filles.▼

L’auto-promotion très pugnace de Worth lui fait attribuer le rôle de fondateur historique de la haute couture. Mais Worth n'est pas le seul à s'activer pour la création, en 1868, de la Chambre syndicale de la couture et de la confection pour dames et fillettes, prémices de la Chambre de la Haute Couture parisienne qui verra le jour en 1910 et rassemblera les couturiers consacrés à l'Exposition universelle de 1900 – le terme couturier n'apparaît qu'après 1880. Dans le Bottin et dans le langage courant, il remplace la « maison spéciale de nouveautés confectionnées ». La création des tendances de la mode par les seuls professionnels est désormais confirmée.

La Chambre syndicale de la haute Couture parisienne fixe les critères encore en place aujourd'hui pour être admis dans ce cénacle : la collection doit être dessinée par le couturier et être confectionnée dans ses ateliers, aux mensurations des clientes ; le couturier s'engage à présenter au moins cinquante vêtements lors de deux défilés annuels.

Dès les années 1870, l'économie de la couture française a un impact considérable, basée sur la réputation, la qualification et la compétitivité de la main-d'oeuvre. En 1873, Worth emploie 1 200 ouvrières. Jeanne Paquin, présidente de de la Chambre syndicale de la Haute Couture de 1917 à 1919 emploie 2 700 personnes. Selon Didier Grumbach, président de la Fédération française de la couture, du prêt-à-porter des couturiers et des créateurs de mode, auteur de Histoires de modes (éditions du Regard, 1993 et 2008), la haute couture fait vivre encore, en 1930, après la chute libre de ses effectifs due au krach de 1929, 350 000 ouvriers et 150 000 artisans dans les métiers annexes. Dès ses débuts, elle est confrontée à la concurrence déloyale et à la lutte contre la contrefaçon, qui aboutit en 1880 à l'Union pour la protection industrielle et les marques de fabriques et en 1884 à une Loi sur la protection artistique et des industries saisonnières liées à la parure et à l'habillement féminin. Ce n'est qu'en 1910 que haute couture de luxe et confection seront séparées.

La haute couture française compte des noms prestigieux de chefs d'entreprise ou de stylistes : Jacques Doucet (il hérite de la maison de lingerie fine Doucet créée en 1816 et y adjoint un département de « confection pour dames » en 1875 ), Jeanne Paquin (1891-1956), Callot Sœurs (1895-1937), Jeanne Lanvin (1889), Paul Poiret (1903-1929), Gabrielle Chanel (1910), Jean Patou (1910), Madeleine Vionnet (1912-1940), Lucien Lelong (1918-1948)... Ce grand élan entrepreneurial et créateur est appuyé par la bijouterie joaillerie française entre 1845 et 1870, avec d'autres noms prestigieux tels que Mellerio dits Meller, Morel, Froment-Meurice, Cartier et Boucheron, l'éventailliste Alexandre...

On dénombre vingt maisons de haute couture en 1900, date de l'Exposition universelle, soixante-quinze en 1925, date de l'Exposition des Arts décoratifs, seulement vingt-neuf en 1937, date de l'Exposition des Arts et techniques – la crise de 1929 est passée par là. Paradoxalement, préservée de toute concurrence, la haute couture remonte la pente à partir de 1940. Dans le sillage des modèles Dior et Balenciaga, de jeunes talentueux créateurs des années d'après-guerre, Givenchy, Fath, Balmain, Rochas, Ricci, Carven, Laroche... puis la dernière salve des Courrèges, Saint Laurent, Ungaro, Cardin... soutenus par la presse, vont la défendre jusque dans les années 1960, grâce aux produits dérivés. Aujourd'hui, faute d'être rentable et de pouvoir respecter les conditions juridiques d'exploitation fixées par le ministère de l'Industrie, malgré l'élargissement des activités aux parfums et aux accessoires de mode, la haute couture n'est plus guère qu'une vitrine. Ils ne sont qu'une dizaine de couturiers à pouvoir prétendre au titre.

Depuis 1954, le Comité Colbert rassemble les maisons et les institutions culturelles françaises (et étrangères) du luxe. Le Comité regroupe jusqu'à cent trente métiers, qui représentent « un patrimoine français détenu par des artisans d'excellence ». Il met en avant les fondamentaux du luxe : tradition et modernité, création et savoir-faire, histoire et innovation.

Si vous voulez en savoir plus sur l'histoire de la Haute Couture française, je vous renvoie à l'indispensable livre de Didier Grumbach, Histoires de la mode aux Éditions du Regard

▲« Toilettes et chapeaux, par Jeanne Lanvin », Les Modes, décembre 1910
sur Gallica Bnf, Paris

En même temps que la Tour Eiffel, naît et grandit dans le Paris de la Belle Époque la maison créée en 1889 par la modiste Jeanne Lanvin. C'est aujourd'hui la plus ancienne maison de couture parisienne encore en activité. Depuis l'été 2012, le styliste de Lanvin, Alber Elbaz, signe une collection haut de gamme pour les petites filles, Lanvin Petite. C'est en quelque sorte un retour aux sources, puisque le premier département de Jeanne Lanvin « couturière » fut celui des « costumes d'enfants », en 1908.

(à suivre : Mode enfantine et luxe (7) : De Jeanne Lanvin à Lanvin Petite, un retour aux sources)


4 commentaires:

  1. Merci pour cette intéressante histoire de la Mode.
    Que pensez-vous de l'influence des journaux comme la Mode Illustrée sous le Second Empire ?

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  2. La presse féminine, qui se fait l'écho d'informations mondaines et pratiques, prolifère à partir des années 1840. Les femmes de la haute société parisienne inspirent les chroniqueurs de mode qui décrivent leurs tenues en détail. La mode représente entre 20 à 30% du contenu selon les titres. Péremptoires, ils décident de ce qui se fait et ce qui ne se fait pas – ou plus ! Peu à peu certains journaux vont se faire plus ou moins les représentants cachés des maisons de mode. Alors oui forcément, en les diffusant, les journaux influencent les modes.

    Mais tout cela en fait s'inscrit dans le formidable processus global d'industrialisation de la seconde moitié du XIXe, qui à la fois modifie les systèmes de production et de diffusion du vêtement et engendre de profondes mutations sociologiques. Une classe sociale qui jusque là fabriquait elle-même ses vêtements ou s'habillait en friperie, commence à acheter, à partir de 1830, des vêtements neufs de confection dans les « magasins de nouveautés », y compris en province. Certains se plaignent déjà de l'uniformisation des modèles de confection manufacturés !

    La presse de mode profite elle aussi des perfectionnements techniques et de l'amélioration des moyens de communication (comme le chemin de fer) pour se diffuser dans tout le pays. Sous le Second Empire, le prix des abonnements baisse, les journaux touchent la moyenne bourgeoisie de province, qui copie les modes parisiennes. Sous la IIIe République, Le Petit Écho de la Mode augmente ses ventes en étant le premier, en 1893, à proposer un patron encarté d'ouvrages à faire soi-même. Il faut dire que la lecture, considérée comme frivole, n'est pas toujours bien vue pour les jeunes filles et les femmes. Aussi, les patrons et explications détaillées du journal justifient la dépense et légitiment en quelque sorte l'achat du journal.

    Ces modèles foisonnants, très élaborés et ornés, nous paraissent luxueux aujourd'hui. Pourtant le public ciblé par La Mode illustrée est celui de la moyenne bourgeoisie. À la Belle Époque, des journaux bien plus luxueux comme Les Modes et surtout, La Gazette du Bon Ton feront la part belle aux modèles de haute couture.

    Merci pour votre commentaire.

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    1. Merci pour votre réponse. Je ne connaissais pas "La Gazette du Bon Ton", le titre lui-même en dit long ... et vais m'informer sur Gallica.
      C'est une époque en effet où l'industrialisation a changé tous les modes de vie, avec la construction des grands magasins notamment le Bon Marché . J'ai vu une émission intéressante il y a quelque mois sur l'influence de ces magasins sur la vie des femmes.
      J'ai lu quelques articles dans la Mode Illustrée, en effet ils me paraissent bien cibler la moyenne bourgeoisie...
      J'attends avec impatience vos prochains posts.

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